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LA GUERRE DE POSITION

Du fond de sa prison dans les années 1930, le philosophe communiste italien Antonio Gramsci tentait de comprendre la catastrophe qui frappait son pays et plus particulièrement les mouvements populaires et la gauche. Après plusieurs années d’avancées et de luttes spectaculaires, on se retrouvait finalement avec une régression assez terrible sous la forme de régimes autoritaires. Plus encore, Gramsci avait l’intuition que la gauche avait en bonne partie perdu la « bataille des idées » et qu’elle n’avait pas réussi à coaliser un bloc social suffisamment fort. Il estimait qu’on avait voulu aller trop vite en sautant des étapes, trop obnubilé par les grandes batailles sociales et politiques, et pas assez préoccupé par les « petites » luttes au niveau local, dans les institutions, dans la famille, à l’école.

La « guerre de position » qu’il proposait (une métaphore car ce n’était pas l’idée de militariser la lutte) impliquait justement ce lent et patient travail d’accumulation, souvent invisible, qui consiste à aider les gens et les communautés à devenir des acteurs, des sujets, et à briser le mur d’une oppression séculaire inscrite dans les mentalités. Ce travail disait-il dans son langage à lui, était « culturel », au sens de la culture comme un vaste terrain où se confrontent les idées, les valeurs, les comportements. Une « culture de gauche » devait être une culture de l’ « empowerment » (excusez l’expression), de l’auto-organisation, de la construction d’une identité populaire positive.

Sans abandonner les « grandes luttes », la gauche devait faire un tournant sur les « petites » luttes (qui ne sont jamais si « petites » que cela), s’ancrer dans les territoires et les communautés, devenir un pôle, un lieu de rassemblement, de ressourcement, un endroit où on construit ensemble quelque chose qui existe déjà, mais qui n’est pas encore tout à fait là.

Des pages magnifiques de Gramsci, un peu difficiles à lire, expliquent ce raisonnement, qui malheureusement ne s’est pas matérialisé du temps de Gramsci, en partie à cause de la prédominance des régimes autoritaires et fascistes (d’où la répression terrible qui s’est abattue sur les mouvements populaires), mais en partie à cause de l’aveuglement d’une certaine gauche qui pensait défoncer le mur à la seule force de son volontarisme.

Il y a quelque chose là pour nous faire réfléchir aujourd’hui. Les temps ont changé, donc il n’y a pas « recette » à trouver, ni chez Gramsci, ni chez Marx, ni chez les révolutionnaires contemporains qu’on aime à aimer. Cependant, dans toutes ces expérimentations, il y a ce que j’appellerais des « méthodologies ». Avec des concepts construits à partir des luttes (pas dans une tour d’ivoire donc), on a élaboré des stratégies, on a tenté de comprendre la complexité du réel. C’est cela qu’il faut trouver, chez Gramsci notamment.

Aujourd’hui, la situation au Québec et dans le monde est énormément compliquée. La droite est en force. Elle prend parfois le visage hideux d’une sorte de fascisme contemporain, ce qui se constate en France, aux États-Unis, par exemple. Elle est prête à tous les coups et aussi, cette droite va chercher des secteurs populaires qui sont parfois en déperdition devant les impasses de gouvernements progressistes (au Venezuela, au Brésil, par exemple). Si elle n’est pas directement autoritaire, la droite impose ses idées. Elle « naturalise » l’oppression et l’exploitation. « Il faut se serrer la ceinture » dit-elle tout en imposant des politiques qui favorisent le 1 %. Avec d’immenses appareils médiatiques et idéologiques, elle réussit souvent à inculquer aux dominées des valeurs de soumission et de résignation.

Pour autant, ce projet réactionnaire est contesté et confronté. Les mouvements populaires ont des capacités. Ils ont une force d’attractivité, ils font des propositions qui portent, comme on le voit dans le cadre de la COP-21 par exemple. Cependant, il y a une disjonction entre ces efforts des mouvements pour se placer au centre de l’espace social et la capacité d’influer sur les débats immédiatement politiques reliés au pouvoir. Une force sociale impressionnante fait contraste avec une faiblesse politique apparente.

Que faire (comme dirait l’autre) ? Ce qui me semble plus clair à ce moment-ci est ce qu’il ne faut pas faire. Il faut éviter de penser que le chemin devant nous est facile, comme le pensent des camarades qui tombent dans le « n’y-a-ksa-isme ». Il suffirait de trouver des formules magiques, de flusher les mauvais dirigeants et de confronter le mur des dominants jusqu’au bout. La lutte, au lieu d’être considérée sur le plan stratégique, devient une fin en soi, une sorte de miracle qui doit « inévitablement » déboucher sur la « victoire ». Certes, on ne peut penser une seule seconde que les dominants vont abandonner leurs pratiques de prédation autrement que par la lutte et la résistance. Il faut donc lutter, mais d’une manière stratégique, en calculant le comment, le où, le qui, et en pensant, comme Gramsci, dans une perspective plus large d’accumulation des forces, de construction d’un pôle hégémonique.

C’est plus facile à dire qu’à faire, mais si on n’essaie pas, on n’y arrivera pas.

Les mouvements populaires dans leurs luttes « petites » et « grandes » peuvent ouvrir ces espaces de réflexion. La plupart du temps, ils n’ont pas besoin d’ « experts » patentés. Car ils ont dans leur sein des intellectuels « organiques », des militants qui sont en première ligne et qui réfléchissent. Parfois, de temps en temps, il y a d’autres, sur la « deuxième ligne » si on peut dire, qui ont encore les yeux ouverts, du cœur et des capacités et des connaissances historiques, notamment, et qui peuvent contribuer. Dans cette convergence entre diverses générations et secteurs du militantisme, Gramsci appelait à la création de « nouveaux intellectuels », enracinés dans les mouvements et dans les résistances, disposant d’un bagage leur permettant de penser la longue et épuisante « guerre de position » qui est devant nous.


Pierre Beaudet
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