top of page

TRANSFORMER LA CRISE

Ce qui est frappant dans la crise multiforme qui balaie le monde à travers la « guerre sans fin » et l’immense exode de réfugiés, c’est la paralysie du « système ». On pourrait ajouter à cela la totale incapacité du capitalisme réellement existant de relancer l’accumulation, au Sud comme au Nord, d’Est en Ouest.

Je mets « système » entre guillemets, car ce n’est pas vraiment un système, mais plutôt, un ensemble disparate d’institutions, de politiques, d’acteurs qui, de temps en temps, arrivent à une certaine cohérence, ce qui leur permet de maintenir, à peu près, le statu quo. Cette capacité est normalement régulée par l’État qui se trouve être le point d’articulation et de condensation de ces intérêts disparates. Cette capacité se traduit par un dispositif coercitif, basé sur le monopole des outils de répression et de violence. Elle se traduit également par l’hégémonie, c’est-à-dire une architecture d’institutions, de micro pouvoirs et d’appareils idéologiques dont la fonction est de discipliner la multitude.

Désolé d’avoir fait un détour par un (trop) bref « État 101 » !

Alors pour revenir au propos principal, aujourd’hui, cet État, ce poste de commandement, dans plusieurs pays à commencer par la puissance hégémonique, est désarçonné. Attention, cela ne veut pas dire qu’il va tomber demain matin. Pour qu’il s’écroule, il faut qu’il y ait, simultanément, un processus où « ceux d’en haut » ne peuvent plus, et où « ceux d’en bas » ne veulent plus. En réalité, on est quelque part entre une réalité chaotique, descendante, désordonnée, et quelque chose de plus grave, qui pourrait être une crise encore plus sévère (comme celle qui a prévalu durant la première moitié du vingtième siècle), et qui pourrait également déboucher sur des ruptures significatives dans le (dés)ordre capitaliste. Visiblement, on n’est pas rendus là.

En attendant, il importe de mieux comprendre comment les dominants, qui ne sont pas tous des crétins, s’efforcent de stopper cette glissade et encore mieux, de reprendre le dessus. D’une manière un peu simpliste, il me semble qu’il y a présentement trois pistes principales.

La première est celle que j’appellerais la piste « sécuritaire ». Dans cette optique, la crise actuelle, à la fois les dislocations sociales au nord, la guerre au sud, l’exode des réfugiés, la montée de Daesh, est un problème relativement technique qui doit se résoudre par un ensemble de solutions techniques : des politiques d’accommodement néo-keynésiennes, une gestion plus « intelligente » de la guerre et des réfugiés (de meilleurs systèmes de renseignement, notamment), l’encerclement, puis l’anéantissement des « poches » du « terrorisme » international, un soutien plus ciblé et mieux planifié aux relais locaux (Israël, la Turquie, le Pakistan, etc.). Cette option sécuritaire a été celle d’Obama, et donc, en gros, cela n’a pas fonctionné. C’est ce qui fait qu’apparaissent deux autres options.

La deuxième est la piste « militaire ». Au-delà de mieux gérer la crise, il faut procéder à une vaste réingénierie du monde, qui ne peut qu’être imposée. Elle doit s’imposer aux peuples, aux États et aussi, aux puissances « émergentes » (comme la Chine et la Russie) et établir une pax americana, quitte à construire des alliances inavouables avec des régimes et des forces terroristes (comme ce qu’on a fait en Afghanistan). C’est ce que Bush avait envisagé au début des années 2000 et là aussi, cela n’a pas marché.

Survient alors la troisième piste que je qualifierais de « néo-fasciste ». Elle n’appartient pas au même registre que les régimes fascistes ou autoritaires du siècle dernier, avec leur culte du chef, de la mort, du délire ethnique. Mais elle s’y apparente, car elle implique des systèmes liberticides extrêmes, qui contredisent carrément l’armature des droits établie après 1945. Elle s’y apparente également, car il faut planter dans le cœur des gens la peur, la haine et le sentiment profond du « tout-le-monde-contre-tout-le-monde », ce qui veut dire une panoplie d’idéologies racistes et xénophobes qui ciblent des groupes particuliers, en l’occurrence les réfugiés, les immigrants, les musulmans, les autochtones. C’est ce qui apparaît plus ou moins implicitement sous l’égide de l’extrême-droite et même de la droite « normale » en Europe, aux États-Unis (qui était montante sous Harper au Canada) et ailleurs dans le monde, au point où l’ancienne social-démocratie convertie au social-libéralisme est prête à se joindre à la meute (comme les « socialistes » français).

Face à cette option, il y a cependant beaucoup d’obstacles. D’abord, bien sûr, les multitudes ne sont pas d’accord et elles résistent très fort. Ensuite, le militantisme d’extrême-droite ne se développe pas aujourd’hui comme avant. L’individualisme exacerbé prôné par le capitalisme globalisé entre en contradiction avec la tradition des chemises brunes ou noires, des hordes exaltées, des voyous dans la rue. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas inventer de nouvelles formes, plus « subtiles » d’un fascisme de masse. Je crois que le Tea Party aux États-Unis, qui contrôle une grande partie du Parti républicain, n’est pas loin de là. Il faut se souvenir que cette option extrême a été acceptée, finalement, un peu comme un dernier recours, par les élites du vingtième siècle qui au bout de la ligne, comme le dit l’expression consacrée, ont préféré « Hitler au Front populaire ».

Entre le « sécuritaire », le « militaire » et le « néofascisme », il y a plusieurs formules hybrides et donc tout n’est pas si tranché et si simple.

Une fois le jugement nuancé, il faut faire des enquêtes détaillées, procéder, comme dirait l’autre, à « l’analyse concrète de la situation concrète ». En plus, si on se place dans une perspective de gauche, on ne se contente pas non plus, comme mes éminents collègues universitaires, à élaborer des thèses, car il faut trouver des « solutions », même partielles, même limitées, même éphémères. Celles-ci ne sont jamais « idéales » ni « absolues », mais elles parviennent parfois, à nous sortir de l’impasse.

Bien évidemment, il faut combattre à la fois les sécuritaires, les militaires et les néofascistes. Si on est plus subtils, on doit essayer de les mettre en contradiction les uns avec les autres, approfondir leurs divisions et leurs hésitations. De l’autre côté, il faut construire le « grand front uni » qui rassemble le maximum de forces qui sont, en réalité, la majorité des gens. C’est ce qu’ont fait nos « ancêtres », du moins ceux qui ont refusé d’être vaincus. Ils ont évité d’être encerclés et marginalisés. Au lieu de foncer dans le mur, ils ont déployé des stratégies de longue durée (que Gramsci avait appelé la « guerre de position » et que Mao avait appelé la « guerre populaire prolongée »).

Ces ancêtres ont eu l’audace de devenir majoritaires, sans compromis et sans dogmatisme non plus. Ils ont compris qu’on ne pouvait pas gagner tout et tout de suite. Ils ont compris qu’il fallait être souples sur la forme et fermes sur le contenu. Des exemples concrets, il y en a plein, mais pour les trouver, il faut les chercher et refuser d’être enfermés dans le confort relatif de l’isolement de ceux qui tentent vainement de se substituer au peuple dans un avant-gardisme arrogant et donneur de leçons.


Pierre Beaudet
Sites recommandés
Chercher par sujet
Pas encore de mots-clés.
bottom of page